Entretien avec Dominique Marchais
Qu’est-ce que voir ? La Rivière prône l’unité de lieu. Le cinéaste enfile ses bottes et pose sa caméra dans le gave de Pau, interrogeant ceux qui travaillent à son étude et sa préservation. Face à ce film qui regarde des gens qui regardent, on est pris d’une violente envie de changer de vie.
- On se sent en bonne compagnie dans La Rivière qui fait pourtant un constat profondément angoissant sur l’avenir de notre relation à la nature. Je voulais un film fait de beauté et de désastre, à la fois doux et dur, lent et rapide. Dans sa préparation, j’ai rencontré certaines personnes avec lesquelles je me sentais condamné au vouvoiement. Pour moi, cela a été une bonne raison de ne pas les filmer. Le tutoiement est ainsi devenu un critère de sélection des protagonistes. Par exemple, je ne connaissais pas Gilles Bareille qui est biogéochimiste au CNRS. Pourquoi nous sommes-nous tutoyés au bout de cinq minutes ? Sans doute parce que ce que la liste des personnes que j’avais déjà rencontrées et ce que je lui ai expliqué de mon projet lui ont donné envie de s’inclure dans ce « nous » parce qu’il a compris que ce serait un film sur les amoureux et les défenseurs de la nature.
- Le titre La Rivière évoque le cours d’eau particulier que vous filmez : le gave de Pau et ses alentours. Mais on pourrait aussi l’entendre de façon générique : la rivière, une définition. Le terme renvoie également de façon presque naïve à une réalité populaire et ancienne des comptines et des fables de notre enfance. Mais cette apparente simplicité se voit contredite par la complexité de la réalité montrée. L’acception générique du terme m’importait. Si on pense à cette tradition ancienne qui personnifiait les rivières par des fontaines où par exemple un cheval représente la Garonne … cette imagerie traduit un certain regard porté par l’État sur le territoire. Il faut déroger à cet ancien point de vue surplombant, privilégier une espèce de géographie anarchiste qui mette au centre le commun, le générique. Il faudrait penser avec des noms communs, penser l’eau, davantage qu’avec des noms propres que sont la Loire, le Rhône. Dans tous mes films, c’est ce qui m’intéresse, en fait : ce qui nous est commun, quotidien.
- Les professionnels de l’eau ou du climat que vous rencontrez ont un haut niveau de connaissance scientifique des rivières du Béarn dans lesquelles ils travaillent, mais vous montrez également que leur rapport à ce paysage est fortement sensoriel. Ils sont capables de mesurer s’ils entendent moins de chants d’oiseaux qu’auparavant, s’ils peuvent traverser le gave en bottes là où c’était jadis impossible. Ce rapport charnel de scientifiques à leur objet d’étude n’est pas banal et il est plus rare encore de faire l’expérience de ce type de savoir au cinéma. Lorsque j’entends des oiseaux, Patrick Nuques, qui dirige le Parc national des Pyrénées, distingue, lui, le chant des différentes espèces. Si je marche dans un champ avec un éleveur, je vois simplement des vaches tandis que leur propriétaire va percevoir chacune de ses bêtes et distinguer celle qui ne se comporte pas comme d’habitude. La Rivière travaille cette question-là : qu’est-ce que voir ? Il en existe des multitudes de modalités et j’essaie d’en recenser quelques-unes. À force de m’acculturer à ces différents dispositifs pour voir, et notamment ceux des hydro-géologues, j’ai modifié mon point de vue qui appréhendait la rivière dans un rapport entre amont et aval. Mon objet d’étude a changé pour devenir la rivière jusque dans l’épi de maïs, les nappes phréatiques, le nuage et le glacier, qui n’est pas ce que l’on appelle habituellement une rivière.
- Comment définiriez-vous ce nouvel objet d’étude qui s’est ouvert à vous en cours de tournage? Nous sommes toujours tributaires de catégories très anciennes qui appréhendent l’eau comme une ressource, un gisement, un stock car c’est encore ainsi que les décideurs et l’État le pensent. Non pas qu’ils ne soient pas informés que l’eau est un flux, mais les conséquences de la considérer comme tel et d’envisager la machine complexe qui le génère, le climat, remet tellement en question nos institutions, nos systèmes de décisions, nos indicateurs économiques … qu’on préfère rester sur un modèle ancien. J’ai voulu faire un film sinueux, lacunaire, qui travaille la matière même de l’eau.
- Florence Habets énonce une idée très belle : « La biodiversité nous rend heureux ». Elle sort ainsi la question environnementale du champ économique ou politique pour en faire un besoin fondamental de notre nature humaine. Je tenais à ce qu’on l’entende cette phrase effectivement. Tout comme ce que dit Patrick Nuques : «On devrait défendre la rivière pour elle-même et pour ce qui est dedans et non pas parce que l’homme rencontre des problèmes d’eau potable». Ces deux idées fondamentales permettent de se poser la question de l’union des forces humaines. Justement, c’est avec du bon sens poétique que l’on peut unir beaucoup de monde pour faire entendre un « Ça suffit » très fort. Avec ce film, je milite pour restaurer la puissance politique de l’émerveillement. On ne peut pas préjuger de comment ça déplace les gens, comment ça les fédère d’entrer dans des logiques d’attention, de connaissance et ensuite de préservation. Au lieu de traiter ces questions du point de vue de l’idéologie, on pourrait les traiter depuis celui des expériences communes.
- Dans La Rivière, la désobéissance civile apparaît pour l’un des intervenants comme inévitable. Philippe Garcia, qui se bat au niveau européen pour faire appliquer le droit sur le sol national la revendique. La question que je me pose diffère de son point de vue : pourquoi n’utilise-t-on pas le terme de désobéissance civile quand des agriculteurs détruisent la diversité de la nature, répandent du lisier, menacent des personnes ? Personne ne parle de ces pratiques. Leurs auteurs ne sont même pas poursuivis. Un très haut responsable, élu, se targue ne pas appliquer pas la Loi et pourtant, la forme de désobéissance que l’on criminalise, c’est lorsque des citoyens, des militants, des jeunes gens, des naturalistes s’attachent à un arbre… Je suis énervé que ce terme soit attribué aux militants dans un contexte où nous avons des élus désobéissants.
- Propos recuillis par Raphaëlle Pireyre pour AOC (extraits)